Stigler : quand la réglementation ne donne rien
Au milieu du siècle dernier, le keynésianisme était le courant de pensée principal en économie. À la suite de la Grande Dépression des années 1930, les gouvernements ont augmenté l’étendue de leurs interventions dans le marché, guidés par la croyance erronée que la crise avait été causée par des déficiences du système capitaliste.
À partir des années 1960, l’émergence de l’école de Chicago a contribué à réfuter une grande partie des assises intellectuelles sur lesquelles les interventions gouvernementales reposaient. Par exemple, on a démontré que la Grande Dépression avait plutôt été causée par une politique monétaire défaillante, et non par le marché. Parmi les membres du département d’économie de l’Université de Chicago figurait alors George Stigler (1911-1991). Cet économiste, lauréat du prix Nobel en 1982, a apporté de grandes contributions à son domaine qui sont appliquées de multiples façons dans la société d’aujourd’hui.
Stigler, – à ne pas confondre avec Joseph Stiglitz, dont la vision est à l’opposé – obtient un doctorat en économie de l’Université de Chicago en 1938. Sa carrière d’économiste est interrompue temporairement avec la Seconde Guerre mondiale. Il se joint alors au groupe de recherche statistique de l’Université Columbia, où il participe à l’effort de guerre. Il travaille alors avec Milton Friedman, avec qui il étudiait au doctorat. Après de courts passages aux universités Brown et Columbia, il revient à l’Université de Chicago, où il passe la majeure partie de sa carrière et où il développe aussi ses théories les plus intéressantes.
Père de deux théories
Stigler est reconnu comme étant parmi les premiers à avoir attiré l’attention des économistes sur la réglementation. Dans les années 1960, il commence à étudier ses effets d’un point de vue empirique. Il publie en 1962 What Can Regulators Regulate? The Case of Electricity.
La recherche vise à étudier l’effet de la réglementation sur le prix de l’électricité. Stigler arrive à la conclusion qu’il n’y en a pas. Peu importe, il venait de lancer une nouvelle tendance : l’étude empirique de la réglementation. Quelques années plus tard, le consensus en économie est qu’un grand nombre de réglementations sont inefficaces et nocives. Le mouvement amorcé par Stigler a ainsi jeté les bases intellectuelles de la déréglementation des années 1980. Ces travaux ont d’ailleurs contribué à l’obtention de son prix Nobel.
Ses recherches le mènent à développer la théorie de la capture. Selon Stigler, l’intervention du gouvernement se fait souvent au bénéfice d’intérêts spéciaux et au détriment de la société en général. Cela s’explique par le fait que les autorités réglementaires subissent les pressions et l’influence des industries qu’elles réglementent, car ces industries ont fortement intérêt à faire pencher la balance en leur faveur. Le public, lui, a peu ou pas d’intérêt à mettre de grands efforts pour influencer les autorités.
Cela n’est toutefois pas sa plus grande réalisation, du moins selon lui. Dans son autobiographie, Stigler considère que sa plus importante contribution est la mise en valeur du rôle de l’information dans l’économie. Cela peut sembler être un drôle de sujet pour un domaine qui parle généralement en dollars, mais Stigler en fait une démonstration convaincante. Il montre que la recherche d’information comporte un coût marginal croissant et un bénéfice marginal décroissant. Il existe un certain point où la recherche d’information devient désavantageuse. Ce phénomène permet d’expliquer les disparités de prix. Cette théorie est aujourd’hui fortement utilisée dans l’analyse du chômage.
Outre ses percées dans l’information et la réglementation, Stigler a étudié l’histoire des idées économiques. Il a écrit l’un des premiers manuels de microéconomie moderne : The Theory of Price. Il est un membre fondateur de la Société du Mont-Pèlerin, un collectif d’intellectuels qui vise à promouvoir la liberté dans le monde. Il en a aussi été le président.
George Stigler a été un économiste remarquable pour plusieurs raisons. Avant son œuvre, on jugeait une politique par ses intentions : on tenait pour acquis que ses effets reflétaient ses intentions. Grâce à lui, on juge maintenant une politique par ses effets. De plus, c’est un intellectuel qui a su combiner théorie abstraite et rigueur empirique. Reconnu pour sa tendance à utiliser les données statistiques pour appuyer ses idées, son humour et sa plume captivante, admirée pour ses contributions, Stigler a sans aucun doute sa place parmi les grands intellectuels du 20e siècle.
Jasmin Guénette est vice-président aux opérations de l’Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.
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