Mario Vargas Llosa et l’anachronisme cubain
Plus d’un demi-siècle après l’entrée des « Barbudos » à La Havane, allons-nous enfin assister à la libéralisation de l’une des dernières dictatures communistes de la planète ? C’est l’espoir qu’a suscité chez plusieurs l’annonce, le 17 décembre, d’une reprise des relations diplomatiques officielles entre les États-Unis et Cuba, et de la fin graduelle de l’embargo commercial mis en place par les Américains dès 1962. Embargo qui a été un échec, selon le président Barack Obama, lequel mise maintenant sur une intensification des échanges pour amener le régime castriste à s’ouvrir sur le monde et à redonner leurs libertés fondamentales aux Cubains.
Le gouvernement de Raúl Castro a déjà entrepris une modeste libéralisation de certains secteurs économiques au cours des trois dernières années. Le régime ne semble toutefois prêt à faire aucune concession en matière de liberté politique et d’autres droits fondamentaux, prétextant que ces sujets relèvent de sa « souveraineté nationale ».
L’influence de la révolution cubaine
L’idéologie marxiste n’a plus dans les milieux intellectuels l’emprise qu’elle avait il y a 50 ans. Les révélations sur les goulags, les files d’attente devant les boulangeries, l’absence totale de liberté d’expression et d’autres aspects terrifiants du communisme ont fini par refroidir les ardeurs égalitaristes. Pour plusieurs militants et penseurs latino-américains, comme le romancier péruvien Mario Vargas Llosa, c’est toutefois l’expérience cubaine qui a joué un rôle central dans leur cheminement intellectuel.
Né en 1936, lauréat du prix Nobel de littérature en 2010, M. Vargas Llosa est reconnu comme l’un des plus grands écrivains de notre époque. Il s’est aussi impliqué dans les débats politiques de son pays, notamment en tant que candidat défait à la présidence en 1990 contre Alberto Fujimori. Depuis des décennies, il se décrit comme un libéral classique, partisan de la démocratie, de l’économie de marché et de la mondialisation, et critique acharné des totalitarismes. Cela n’a toutefois pas toujours été le cas.
Dès l’adolescence, le jeune Mario constate que l’injustice prévaut dans une Amérique latine accablée par les dictatures militaires, par le racisme et par de profondes inégalités sociales et économiques. La lecture de l’autobiographie d’un résistant communiste allemand durant la période nazie — un ancien communiste en fait, puisqu’il a fini par rompre avec le communisme —, Jan Valtin (Sans patrie ni frontières), cristallise ses frustrations. Il est pris d’une complète admiration pour ce personnage romantique « qui s’était totalement engagé en faveur de l’égalité et de la solidarité universelles avec les victimes d’un régime brutal et raciste, qui combattait dans la résistance et qui a consacré son héroïsme, son grand courage et sa conviction morale à la lutte pour une société meilleure, un pays meilleur et un monde meilleur ».
Comme bien d’autres jeunes rebelles de cette époque qui cherchaient une solution radicale aux problèmes qu’ils constataient autour d’eux, il se tourne alors vers le marxisme. Le Pérou vivait depuis 1948 lui aussi sous une dictature militaire et le président démocrate qui avait été évincé lors du coup d’État avait des liens de parenté avec sa famille. Au lieu de s’inscrire comme le souhaitaient ses parents à l’université catholique, comme les jeunes hommes de la classe moyenne, il décide de fréquenter « l’université du peuple », l’Université nationale San Marcos. C’est là qu’étudiaient les Péruviens métis et amérindiens, là aussi qu’on retrouvait une tradition de contestation politique. Mario y rejoint des membres clandestins du Parti communiste, surnommé « El Grupo Cahuide », du nom d’un héros inca qui avait combattu les Espagnols.
Fervents staliniens, ses amis et lui lisent et étudient Lénine, Marx et d’autres penseurs communistes. Mais Mario s’intéresse également à des auteurs existentialistes français comme Sartre, Camus et Merleau-Ponty, alors très en vogue en Amérique latine. Ce sont ces lectures qui, croit-il, lui ont permis de garder un certain sens critique face au dogme marxiste pendant cette période.
Lorsqu’un camarade le traite de « sous-homme » parce qu’il a beaucoup apprécié Les nourritures terrestres d’André Gide, également auteur d’un Retour de l’URSS qui l’a fait détester par les communistes du monde entier, le jeune homme décide de rompre avec El Grupo Cahuide et de rejeter une version trop dogmatique du communisme. Il continue toutefois de se considérer comme gauchiste.
C’est alors, en 1959, que les Barbudos triomphent de Batista. Avec toute une génération de jeunes idéalistes latino-américains, Mario se sent habité d’un intense enthousiasme. Il croit Fidel Castro et Che Guevara lorsqu’ils affirment que la révolution va transformer la société cubaine sans verser dans les excès du communisme, qu’elle représente un socialisme empreint de liberté.
En octobre 1962, alors qu’il travaille pour la radio et la télévision françaises, il est envoyé à Cuba pour couvrir la crise des missiles. C’est sa première visite sur l’île. La mobilisation qu’il observe contre une invasion américaine que tout le monde croyait imminente le remplit d’émotion. Tous les problèmes qui subsistent semblent s’estomper devant les gestes de solidarité, d’égalité et de générosité qu’il observe. Déjà un peu connu comme auteur, on l’invite à devenir membre d’un comité international pour la Casa de las Américas, une institution culturelle de la révolution. Cela lui permet de visiter l’île à plusieurs reprises et de militer en faveur de la révolution : « Je savais qu’il y avait des problèmes dans l’île, se rappelle-t-il, mais j’avais l’impression qu’ils étaient peu importants et que les grands objectifs altruistes de la révolution étaient toujours en vigueur. »
Désillusions et remises en question
Tout commence à changer à partir de 1966, lorsque commencent à circuler des informations sur les UMAP, les Unidades Militares de Ayuda a la Producción (Unités militaires d’aide à la production). En fait, il s’agissait de camps de concentration où l’on enfermait des dissidents politiques, des criminels de droit commun ainsi que les hommes et femmes homosexuels. Lors de ses visites, Vargas Llosa avait rencontré plusieurs jeunes écrivains, tout à fait partisans de la révolution, mais qui avaient été emprisonnés parce qu’ils étaient gais. Certains se sont suicidés en détention. Dans une lettre à Castro, il dit ne pas comprendre comment Cuba, l’île de la liberté, de la justice, pouvait engendrer quelque chose d’aussi injuste, d’aussi brutal.
On l’invite alors, avec d’autres écrivains, à rencontrer le Lider Maximo. Celui-ci monopolise la conversation pendant douze heures consécutives. Vargas Llosa est impressionné par cette personnalité mythique, mais pas convaincu. Et il commence alors à se demander s’il n’a pas été leurré par son propre enthousiasme, par son désir de croire « qu’un socialisme empreint de liberté, un type différent de socialisme, se soit matérialisé et qu’il y soit parvenu en Amérique latine ».
Les années qui suivent vont finir de le convaincre que le rêve est impossible à réaliser, que c’est une utopie. Il vit « la plus terrible déception politique » de sa vie lors d’un voyage en URSS, notamment lorsqu’un auteur lui explique qu’il avait besoin d’un visa intérieur pour voyager de Moscou à Leningrad. En 1968, l’invasion de la Tchécoslovaquie par des troupes russes lors du Printemps de Prague confirme le caractère répressif du régime soviétique. Il rompt avec le communisme et conclut qu’il a perdu son temps pendant toutes ces années à lire sur le marxisme.
« Je me suis senti très seul et nu comme un ver. À un moment donné, j’ai parlé à un ami qui avait été prêtre et avait ensuite abandonné l’Église, et nous nous sommes aperçus que nous avions vécu une expérience très similaire, lui après son départ de l’Église et moi après ma rupture avec le marxisme. Nous nous sentions vides, comme des zombies. »
C’est l’affaire Padilla qui lui fait perdre ses dernières illusions concernant Cuba. Ami de Vargas Llosa, Heberto Padilla, un poète important, avait renoncé à la poésie pour se consacrer à la révolution, en devenant notamment vice- ministre du Commerce extérieur. À la fin des années 1960, il se met toutefois à critiquer les politiques culturelles de la révolution. En 1971, il est accusé d’être un agent de la CIA et emprisonné. Cet événement provoque une forte réaction en Amérique latine, en particulier chez les intellectuels et les écrivains. Avec plusieurs autres personnalités des Amériques et d’Europe qui avaient soutenu la révolution, dont Sartre, Vargas Llosa signe un manifeste qui consacre une indépendance intellectuelle à laquelle il décide de ne plus jamais renoncer.
Il découvre alors le libéralisme ; se met à lire d’autres auteurs français qu’il connaissait mais avait jugé trop repoussants jusque-là, des auteurs qui défendent la démocratie et la liberté. Raymond Aron et Jean-François Revel le marquent particulièrement. Il finit par comprendre, en lisant un essai d’Isaiah Berlin sur Marx, comment de bonnes intentions ont pu faire naître des monstruosités comme l’Union soviétique et la République populaire de Chine. Il lit également, « dans un état de transe », raconte-t-il, La société ouverte et ses ennemis de Karl Popper, qu’il considère aujourd’hui comme le penseur politique le plus important des temps modernes. Ces idées ne l’ont jamais quitté depuis.
Pas optimiste pour Cuba
Que pense Mario Vargas Llosa des derniers développements à Cuba ? Dans le quotidien madrilène El País à la fin décembre, il salue l’accord entre Obama et Castro et se réjouit de la levée prochaine de l’embargo, si cela permet de rendre la vie plus supportable aux Cubains. Mais il doute que cela conduise à une libéralisation politique du pays. Incapable de se réformer économiquement, l’Union soviétique s’est effondrée. En Chine, au contraire, les réformes économiques ont permis à la dictature de maintenir sa légitimité et de rester au pouvoir. Il se désole du fait que la dictature se maintiendra vraisemblablement encore pendant plusieurs années à Cuba.
Pour lui, Cuba est un anachronisme. Partout ailleurs en Amérique latine, sauf au Venezuela, le modèle cubain recule depuis des décennies, alors que la démocratie et la liberté avancent. Même les gouvernements de gauche, comme celui du président Mujica en Uruguay, libéralisent l’économie. Le seul véritable modèle qui subsiste pour assurer le développement économique et construire une société civilisée, conclut-il, est celui du libéralisme. Vargas Llosa estime que le cheminement intellectuel qu’il a parcouru au cours des 50 dernières années est aussi en train d’arriver à l’Amérique latine et c’est pourquoi il est maintenant possible d’envisager avec optimisme l’avenir de ce continent.
Martin Masse is Senior Writer and Editor at the Montreal Economic Institute. The views reflected in this op-ed are his own.